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Le Président vida jusqu’à la dernière goutte le verre d’eau qu’une secrétaire avait placé devant lui.
— Votre preuve me semble difficilement contestable, dit-il à Andrews. Une bombe a explosé dans la cabine de Miroir 5 et on ne peut guère imaginer que ce soit ce malheureux technicien qui l’ait posée lui-même pour se faire justice après une éventuelle défaillance de sa part. Mais ce que je comprends moins bien, ce sont les mobiles des terroristes.
— L’enquête les mettra sans doute en lumière, dit Andrews. Mais je demande qu’elle porte dès maintenant sur le sabotage du réflecteur 5 et non plus sur l’organisation du Projet. Une ambiguïté trop longtemps maintenue sur l’objet de l’enquête risquerait de nuire au bon renom de l’Administration pour le Projet.
— Accordé, dit le Président. Je donnerai des ordres pour que la plus large publicité soit donnée à cette décision.
Il semblait soulagé. Une nouvelle inquiétude venait de remplacer l’ancienne dans son esprit mais au moins il ne serait pas contraint d’attaquer Andrews et c’était une chose qu’il appréciait. Il examina attentivement ses ongles puis sourit franchement à Andrews.
— Tout le monde s’en sort assez bien, finalement, dit-il d’une voix plus forte que d’habitude, sauf les victimes, évidemment. Les instigateurs de ce complot ont échoué.
— Un instant, monsieur le Président, dit soudain Carenheim d’une voix glacée en posant son cigare. Cette alerte a été sérieuse. Il va falloir renforcer la sécurité. Je dispose ici de quelques documents concernant une opposition martienne au Projet. L’objet est d’origine martienne, n’est-ce pas ?…
Il ouvrit un dossier et choisit minutieusement plusieurs feuillets.
— Ici, il est question de Jon d’Argyre, ancien Secrétaire général du Conseil de Mars, opposant déclaré au projet, qui s’est suicidé à la suite d’une mission spéciale de Georges Beyle. La relation entre son acte et la mission de Beyle n’a jamais été établie de façon certaine.
Il sauta quelques lignes.
— La propre fille de Jon d’Argyre épouse le principal promoteur du projet sur Mars, Archim Noroit, dont elle est depuis longtemps la maîtresse.
— Tout le monde sait cela, lança Andrews, agacé.
— Certes, certes, dit Carenheim. Ceci encore. Une opposition à caractère religieux semble s’être manifestée sur Mars ces derniers mois. Ses dirigeants se réclament de la mémoire de Jon d’Argyre et déclarent refuser la transformation de leur monde. Ils semblent quelque peu fanatiques. Il faudrait chercher de ce côté.
— Sans doute, dit le Président. (Il consulta sa montre.) Nous verrons cela plus tard.
— Il me semble, dit Carenheim, qu’il conviendrait de prendre une décision sans plus attendre. D’autant que nous sommes réunis tous les trois.
— Que suggérez-vous ?
Andrews se raidit. Carenheim avait conservé au moins une carte. Andrews redoutait de l’entendre évoquer la porte dans l’espace. Mais Carenheim ne pouvait pas avoir plus que lui envie de voir une commission d’enquête passer Port-du-ciel au peigne fin.
— Je propose d’arrêter l’enquête publique sur Terre et dans l’espace et de la poursuivre sur Mars. C’est là que nous avons une chance de trouver les coupables.
Presque malgré lui, Andrews esquissa un sourire d’admiration. Carenheim venait de transformer l’affaire en partie nulle. Il cherchait évidemment à éloigner les enquêteurs de la Terre et de Port-du-ciel de crainte que quelqu’un ne parvienne à remonter une filière qui pourrait l’embarrasser. Mais lui, Andrews, ne tenait pas non plus à ce que les envoyés du Président furètent dans des parages où ils pourraient bien découvrir le Projet de la porte dans l’espace. Et Carenheim le savait. Ils étaient l’un et l’autre ennemis et solidaires.
— Soit, dit Andrews à regret. Mais puisque cette affaire intéresse au plus haut point le Projet et que ses propres défenses ont été débordées, voire infiltrées, je demande que des membres de notre service de sécurité se joignent aux enquêteurs gouvernementaux.
— Accordé, dit le Président. Je vous remercie, messieurs. Bonne nuit.
Andrews se leva avec difficulté. Tant d’heures avaient passé qu’il lui semblait être moulé dans son fauteuil. Carenheim laissa le Président s’éloigner et lorsqu’il fut hors de portée de voix, il chuchota à Andrews :
— Je savais que vous n’aimeriez pas voir des gens de la Présidence à Port-du-ciel. Je m’en serais voulu de vous laisser dans l’embarras.
— Je vous en suis infiniment reconnaissant, dit Andrews, bien que je ne saisisse pas clairement à quoi vous faites allusion.
— Nous sommes tous très fatigués, reconnut Carenheim avec un sourire. Et vos recherches, vos fameuses recherches, progressent-elles de façon satisfaisante ?
Andrews s’inclina légèrement, tourna les talons et s’éloigna sans un mot.